: Erckmann- Chatrian
: Histoire d'un paysan Tome 3
: Books on Demand
: 9782322432851
: 1
: CHF 2.40
:
: Hauptwerk vor 1945
: French
: 232
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Histoire d'un paysan est un roman-feuilleton de Erckmann-Chatrian, écrit en 1868, retraçant la révolution française vu de Lorraine. Il s'agit d'un roman"montagnard" écrit à la première personne du singulier. Le personnage, dès l'hiver 1791-1792, dans le débat sur l'opportunité d'une guerre d'attaque prend fait et cause pour les Montagnards groupés autour de Robespierre ("le parti de la nation") contre les Girondins groupés autour de Brissot ("le parti de la Cour").

Erckmann-Chatrian est le pseudonyme collectif utilisé de 1847 à 1887 par deux écrivains français : Émile Erckmann (né le 20 mai 1822 à Phalsbourg et mort le 14 mars 1899 à Lunéville) et Alexandre Chatrian (né le 18 décembre 1826 à Grand-Soldat et mort le 3 septembre 1890 à Villemomble). Ils ont également écrit sous leurs patronymes respectifs. Nés tous deux en Meurthe et amis, ils ont écrit un grand nombre de romans nationalistes d'inspiration régionale exaltant le sentiment patriotique. Dans leur oeuvre, le réalisme rustique, influencé par les conteurs de la Forêt-Noire, se transfigure en une sorte d'épopée populaire. Le musée historique et Erckmann-Chatrian de Phalsbourg leur est en partie consacré.

II


Après l’affaire du 10 août, on apprit que l’Assemblée législative, poussée par la nouvelle commune, avait décrété l’abolition des costumes religieux, le divorce, la réorganisation de la garde nationale, où tous les citoyens devaient être admis ; la vente à rente et par petites portions des biens de l’Église et de l’émigration, pour donner aux pauvres gens le moyen d’en acheter sans être forcés de payer tout de suite ; et enfin l’ordre aux ecclésiastiques qui n’avaient pas voulu prêter le serment, de sortir du royaume dans la quinzaine, sous peine d’être transportés à la Guyane. Elle avait aussi décrété que les pères et mères des émigrés seraient retenus comme otages jusqu’à la paix, et qu’un tribunal criminel jugerait ceux qui avaient fait tirer sur le peuple.

Naturellement ces lois réjouissaient les patriotes ; on pensait : « La révolution marche... les gueux sont abattus. »

Mais en même temps le bruit courait que Lafayette, général en chef de l’armée des Ardennes, refusait de reconnaître la révolution du 10 août ; que les ennemis avaient commencé leur invasion dans le Nord ; et que la Vendée, travaillée par les nobles et les prêtres, n’attendait que l’entrée des Prussiens en Champagne, pour se soulever contre la nation. Toutes ces mauvaises nouvelles répandaient une grande inquiétude dans le pays.

L’automne s’approchait ; les brouillards du Rhin couvraient le Palatinat ; les marais de la Queich fumaient comme une cuve. Tous les jours des détachements partaient à la découverte, principalement de la cavalerie ; les paysans racontaient au marché, que les Prussiens et les Autrichiens filaient en masse du côté de Thionville, et qu’une forte colonne tournait autour de la ville, pour gagner la Lorraine. On apprenait aussi que des commissaires de l’Assemblée nationale avaient inspecté les lignes de Wissembourg, et que l’un d’eux, le citoyen Carnot, commandant du génie, faisait élever de nouvelles redoutes.

Alors les postes étaient doublés, les pièces sur les remparts étaient approvisionnées ; les sentinelles dans leurs guérites, à la pointe des demi-lunes, observaient le pays à travers le brouillard. Quelques patrouilles ennemies, uhlans et pandours, couraient la plaine en tiraillant, comme pour dire :

« Nous voilà !... nous arrivons !... »

On attendait.

Vers ce temps, un matin, j’étais de garde à la porte d’Albertsweiler ; les dernières sorties avaient ramené le bétail des environs, les ponts restaient levés et les barrières fermées. Nos hommes se tenaient au corps de garde. Nous avions reçu deux jours avant le long habit bleu à revers rouges des volontaires, le pantalon des sans-culottes et le chapeau à cornes. Chaque fois que l’un ou l’autre montait faction, il prenait aussi le grand manteau de laine grise, mais tout cela n’empêchait pas la brume de vous refroidir jusqu’à la moelle des os. Les camarades, assis autour du poêle, le dos penché et l’air rêveur, fumaient leur pipe ; les plus dégourdis se promenaient entre les deux ponts, battant de la semelle, et sifflant un petit air pour chasser les idées tristes. C’était la vie de garnison, la plus ennuyeuse de toutes ; mais elle ne devait pas durer longtemps pour nous et je m’en réjouis encore, car, au bout de cinq ou six ans d’une existence pareille, les plus malins deviennent bêtes.

Enfin il pouvait être neuf heures du matin, et l’on devait nous relever à midi, quand le canon se mit à tonner du côté d’Impflingen ; il tirait lentement, coup sur coup ; les petites vitres du corps de garde en tremblaient. Tout le poste sortit étonné, nous écoutions, pensant que c’était une attaque par surprise ; mais mon camarade de lit, un vieux volontaire tout gris, sec et maigre comme un hareng saur, nous dit que ces coups de canon sans fusillade auxquels personne ne répond, ne signifiaient rien ; qu’on les tirait pour les maréchaux de France ou les princes du sang. Et ce vieux, qui s’appelait Jean-Baptiste Sôme, ne se trompait pas ; seulement la mode des maréchaux de France et des princes du sang était passée pour longtemps : le portier-consigne, en arrivant de la place, nous apprit que les commissaires de l’Assemblée nationale entraient par l’autre porte, du côté de Wissembourg, et que le général Custine leur faisait honneur.

Nous rentrâmes donc dans le poste, et vers midi la garde montante nous ayant relevés, nous reprîmes le chemin de la ville, bien curieux de voir les commissaires, dont chacun se faisait une idée à sa manière. Ils étaient alors à la mairie, tout l’état-major de la place allait les voir en grande tenue.

Comme nous arrivions à la caserne, on savait déjà par les dépêches que les mauvaises nouvelles étaient vraies : que Lafayette avait voulu marcher sur Paris, pour exterminer les Jacobins et rétablir le roi ; que l’Assemblée nationale, entraînée par les montagnards, l’avait déclaré traître à la patrie, et qu’il venait de se sauver dans les Pays-Bas. Dumouriez le remplaçait à l’armée du Nord ; Kellermann allait prendre le commandement de l’armée du centre, à Metz, et Luckner celui de la réserve, à Châlons. On savait que l’ennemi nous envahissait ; qu’il avait fusillé les patriotes à Sierck, et qu’il bombardait Longwy ; que les Vendéens se soulevaient, enfin que tout marchait ensemble, comme on devait s’y attendre : l’invasion, la trahison et la guerre civile !

On se figure combien d’idées vous passaient par la tête en apprenant ces choses désolantes : le plan de Bouillé, du comte d’Artois, des évêques et des nobles se montrait.

Il fallait vaincre ou mourir !

Aussi quelle satisfaction, quand on sut que les commissaires de l’Assemblée nationale, de simples citoyens élevés par nous-mêmes, après avoir demandé le nouveau serment aux officiers supérieurs, venaient de casser comme des allumettes, messieurs Joseph Broglie, colonel du 2e régiment de chasseurs à cheval, et Villantroy, second colonel, qui le refusaient, et de nommer à leur place les commandants Houchard et Coustard, connus dans leur régiment pour de vrais patriotes et de braves soldats ! Voilà des choses qu’on n’avait pas encore vues et qui vous donnaient le respect de la nation. Rien qu’à regarder la figure des lieutenants et des capitaines, on reconnaissait que cela changeait leurs idées sur la force du peuple, et qu’ils allaient prêter serment avec enthousiasme.

Je n’ai pas besoin de vous parler des sous-officiers et des soldats ; ils étaient dans la joie, cela va sans dire.

Quand on battit le rappel à deux heures, pour la revue des commissaires, c’est alors qu’il aurait fallu voir avec quel ordre et quelle précision on défilait, et comme on criait : « Vive la nation ! Vivent les commissaires ! Vivent la commune de Paris et l’Assemblée nationale ! »

Je me représente encore ce grand carré de sabres et de baïonnettes autour de la place d’Armes ; les compagnies qui suivent les compagnies ; les escadrons qui piaffent derrière les escadrons ; les pièces de campagne dans les intervalles ; et au milieu du carré les trois commissaires : Carnot et Prieur, en uniforme d’officiers du génie, Ritter, le grand sabre accroché au baudrier noir, sous le bras, l’écharpe tricolore en ceinture, le grand chapeau rond à larges bords, avec ses trois plumes bleu, blanc et rouge ; des élus du peuple que les colonels et les généraux accablaient de cérémonies !

Eux, ils n’y faisaient pas même attention. Ce qu’ils voulaient connaître, c’étaient les besoins du soldat ; ils écoutaient toutes les réclamations ; ils les inscrivaient.

Le plus beau de cette revue, ce qui me donna la plus grande idée du peuple souverain, c’est quand les représentants, d’une voix forte, en passant devant les bataillons, nous criaient :

– Vous jurez de maintenir la liberté, l’égalité, ou de mourir à votre poste !

Et que nous, l’arme au bras, la main droite en l’air, nous répondions ensemble : « Je le jure ! » les uns tout pâles, les autres des larmes dans les...