: Wladyslaw Stanislaw Reymont
: La Comédienne (Komediantka)
: Books on Demand
: 9782322402830
: 1
: CHF 6.00
:
: Hauptwerk vor 1945
: French
: 312
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Janka tombe amoureuse du théâtre et particulièrement de Shakespeare. Elle se rebelle contre son maniaque de père, chef d'une petite gare de province, et refuse de se marier. Elle monte à Varsovie pour s'engager dans la troupe d'un théâtre de plein air et vivre pleinement sa dévorante passion.

Wladyslaw Stanislaw Reymont naît en 1868 à Kobiele Wielkie, dans le Royaume du Congrès, partie de la Pologne démembrée sous tutelle russe. Il publie La Comédienne en 1896, et sa suite Ferments en 1897. La Terre promise, vaste fresque ayant la ville industrielle de Lodz pour toile de fond, paraît en 1899. Le prix Nobel de littérature lui sera attribué en 1924 pour son épopée de la vie paysanne Les Paysans (1902-1909). Il meurt à Varsovie en 1925, dans une Pologne redevenue indépendante.

II


Le jardin-théâtre15 s’éveillait.

Le rideau se leva en grinçant, laissant apparaître un garçon aux cheveux ébouriffés, pieds nus et en chemise, qui se mit à balayer la scène, sanctuaire des lieux. Des nuages de poussière volaient dans le jardin, se déposant sur le tissu rouge des sièges et sur les rares feuilles de quelques marronniers rachitiques.

Les garçons et le personnel de restauration mettaient de l’ordre sous l’immense véranda. On entendait le bruit des chopes qu’on lavait, des tapis qu’on secouait, des sièges qu’on déplaçait, ainsi que le chuchotis de la serveuse du buffet disposant avec une certaine piété des rangées de bouteilles, des petites assiettes avec des zakouskis, d’énormes bouquets à la Makart16 qui ressemblaient à des balais desséchés.

Sur le côté pointait un soleil vif et une bande de moineaux noirs et remuants s’accrochaient aux branches, battaient des ailes sur les accoudoirs des sièges, réclamant leurs miettes en piaillant.

Dix heures sonnèrent lentement et solennellement à l’horloge du buffet quand un garçon grand et mince déboula dans la véranda ; il portait une casquette déchirée sur le sommet d’une tête toute frisottante de cheveux roussâtres, avait le visage couvert de taches de rousseur, rieur, et le nez un peu retroussé. Il fonça au buffet.

— Doucement, Wicek17, tu vas perdre tes chaussures !... — cria la serveuse.

— Pas grave, je vais les faire refaçonner ! — répondit-il gaîment, regardant ses chaussures qui, on ne sait comment, tenaient à ses pieds bien que n’ayant ni semelles ni dessus.

— Une petite mousse, s’il vous plaît ! — cria-t-il, s’inclinant profondément.

— Tu as les sous ? — demanda la serveuse, tendant la main.

— Non, mais je les aurai… Je les rendrai ce soir, je vous donne ma parole, je les rendrai sans faute — implorait-il en accentuant ses mots de façon caractéristique.

La serveuse se contenta de hausser les épaules avec mépris.

— Servez-moi… Je vous pistonnerai auprès du schah de Perse… Hoho ! une fille si compétente, c’est un engagement à coup sûr…

Les garçons éclatèrent de rire, la serveuse n’en déposa que plus bruyamment la soucoupe métallique sur le comptoir.

— Wicek ! — appela quelqu’un depuis l’entrée.

— Oui, monsieur le metteur en scène.

— Tout le monde est là pour la répétition ?

— Hoho, pas encore, mais ça va se faire !... — cria-t-il, en riant avec un air mutin.

— Tu les as prévenus ?... Tu es passé avec la circulaire ?...

— Oui. Tous ont signé.

— Tu es passé chez le directeur avec l’affiche ?

— Le directeur était encore dans le décor : couché dans son lit et se regardant les arpions.

— Il fallait la donner à sa femme.

— Madame la directrice était occupée avec ses enfants ; ça faisait un peu trop de boucan, et donc je me suis taillé.

— Tu vas vite porter cette lettre rue Hoża18, tu sais…

— Oui, plutôt deux fois qu’une. Une gente dame ! comme l’a dit hier un monsieur du public à propos de mademoiselle Nicoleta.

— Tu vas la porter, elle te donnera la réponse et tu reviendras immédiatement.

— Monsieur le metteur en scène, j’aurai la pièce, pas vrai ?... car je suis si pauvre, saperlotte, que…

— Tu as eu pourtant ton avance hier soir.

— Hi… un rouble ! Je l’ai échangé tout de suite contre un bock et des saucisses. Avec le reste j’ai payé mon loyer, une avance à mon cordonnier, mon versement pour les bons du trésor, et plus rien !

— Espèce de sagouin !... Voilà pour la route.

— Bénies soient les mains qui donnent des pièces de quarante sous ! — s’exclama-t-il comiquement, claqua des talons et disparut en sautillant de joie.

— Qu’on prépare la scène pour la répétition ! — cria le metteur en scène, s’asseyant sous la véranda.

La troupe se rassemblait tout doucettement. Ils se saluaient en silence et se dispersaient dans le jardin.

— Dobek19 ! — le metteur en scène interpela un homme de grande taille qui se rendait directement au buffet — tu picoles depuis ce matin, et à la répétition je n’entends rien de ce que tu dis, tu fais un fichu souffleur !...

— Monsieur le metteur en scène ! j’ai rêvé que c’était la nuit… un puits… je trébuche… je tombe dans le vide… La peur m’étreint… je crie… pas de secours… plouf !... me voilà dans l’eau… Brr !... j’ai si froid maintenant que rien ne parvient à me réchauffer.

— Lâche-nous avec tes rêves. Tu bois du matin au soir.

— Parce que je ne peux boire comme tout le monde : du soir au matin. J’ai froid… horriblement froid !...

— Je vais te faire servir du thé.

— Je ne suis pas malade, monsieur Topolski, et je ne prends de tisane qu’en cas de maladie. Et l’herbu teus team, ouherbatum20… ce sont des plantes médicinales ! Le moût… l’extrait, l’essence de seigle seuls sont dignes d’un homme accompli, et j’ai l’honneur de me considérer comme un homme de cette espèce, monsieur le metteur en scène.

Le directeur entra, et Dobek alla au buffet.

— Vous avez décidé pour Nitouche ? — demanda-t-il au metteur en scène après l’avoir salué.

— Pas tout à fait. Ces bonnes femmes, c’est… il y a trois candidates pour Nitouche.

— Bonjour, directeur ! cria quelqu’un depuis les colonnes du théâtre ; c’était Majkowska, une avenante actrice, en robe claire, cape de soie claire, couvre-chef blanc avec une énorme plume d’autruche. Elle avait un teint de rose après une bonne nuit de sommeil et grâce à une imperceptible petite couche de fard, de grands yeux, couleur bleu foncé, des lèvres charnues et carminées, un visage classique et beaucoup de fierté dans les gestes. Elle jouait les premiers rôles.

— Venez-donc, directeur, j’ai une petite chose à vous dire…

— Toujours à votre service. Peut-être de l’argent ?... — lança le directeur, l’air préoccupé.

— Pour l’instant… non. Que buvez-vous ?

— Hoho ! Du sang va couler ! — s’exclama-t-il, levant le bras d’une façon comique.

— Que buvez-vous, je vous demande ?...

— Est-ce que je sais, moi. Je boirais bien un cognac, mais…

— Vous avez peur de votre femme ?... Elle ne joue pourtant pas dansNitouche21.

— C’est sûr, mais…

— Deux cognacs !... avec des zakouskis.

— Vous donnerez le rôle de Nitouche à Nicoleta, d’accord ?... Je vous en prie, directeur ; j’y tiens énormément. Souvenez-vous, Cabiński, je ne demande jamais rien et faites-le…

— Et voilà la quatrième !... Mon Dieu, que ne me font-elles endurer, ces femmes !

— Laquelle veut ce rôle ?

— Eh bien, Kaczkowska, la femme du directeur, Mimi, et maintenant Nicoleta.

— La même chose !... pour deux — commanda-t-elle, tambourinant de son verre sur le plateau.

— Vous le donnerez à Nicoleta, directeur. Elle ne l’acceptera pas, j’en suis certaine, car avec sa voix raide comme du bois, elle pourrait danser, mais pas chanter, et c’est là, voyez-vous, que réside tout l’intérêt de lui donner ce rôle.

— Mais alors — sans parler de ma bobonne, Mimi et Kaczkowska vont m’arracher la tête !

— Vous n’y perdrez pas beaucoup. Je prends sur moi de le leur expliquer. On va bien s’amuser parce que, voyez-vous, il y aura aujourd’hui son jules. Hier elle s’est vantée devant lui que c’était elle que vous aviez à l’esprit en annonçant dans les journaux que le rôle de Nitouche serait joué par la bellissime et fringante xx.

Cabiński se mit à rire doucement.

— Mais pas un mot. Vous verrez, directeur, ce qui va se passer. Pour la frime,...