: . COLETTE
: Cheri
: Books on Demand
: 9782322645251
: 1
: CHF 3.00
:
: Hauptwerk vor 1945
: French
: 138
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
"CHERI" est un roman de Colette publié en 1920. Ce livre reflète les nuances de la société française de l'époque avec une touche d'humour triste qui caractérise l'auteur. C'est un des romans les plus attachants de Colette. Résumé Léa, une courtisane de près de cinquante ans, est la maîtresse de Fred Peloux, appelé Chéri. À mesure qu'elle éprouve le manque de conviction croissant de son jeune amant, Léa ressent, avec un émerveillement désenchanté et la lucidité de l'amertume, les moindres effets d'une passion qui sera la dernière. Pourtant il suffira à Chéri d'épouser la jeune et tendre Edmée pour comprendre que la rupture avec Léa ne va pas sans regrets..... Bonne lecture.

Colette (1873-1954), née Sidonie-Gabrielle Colette est l'une des plus célèbres romancières de littérature française. Elle a connu une entrée en particulière en littérature en tant que prête-plume de son mari Willy qui l'engage à écrire ses souvenirs d'école sous le pseudonyme"Willy", Colette étant inconnue dans le monde littéraire de l'époque : Claudine à l'école, bientôt suivi d'une série de Claudine , Claudine à Paris, Claudine en ménage, Claudine s'en va. Après leur séparation en 1906, Colette écrira et signera de son nom la fin de la série des Claudine avec La Retraite sentimentale. Elle est considérée, comme Voltaire ou Victor Hugo avant elle, comme l'un des plus grands écrivains français, symbolisant son époque et la littérature. Deuxième femme à être élue membre de l'académie Goncourt en 1945, elle en devient la présidente entre 1949 et 1954. Elle est la première femme en France à recevoir des funérailles nationales.

Léa rejeta loin d’elle, sur le bureau ouvert, les photographies qu’elle avait tirées de la dernière malle : « Que les gens sont vilains, mon Dieu ! Et elles ont osé me donner ça. Et elles pensent que je vais les mettre en effigie sur ma cheminée, dans un cadre nickelé, peut-être, ou dans un petit portefeuille-paravent ? Dans la corbeille aux papiers, oui, et en quatre morceaux !… »

Elle alla reprendre les photographies, et avant de les déchirer elle y jeta le plus dur regard dont fussent capables ses yeux bleus. Sur un fond noir de carte postale, une forte dame à corset droit voilait ses cheveux, et le bas de ses joues, d’un tulle soulevé par la brise. « À ma chère Léa, en souvenir des heures exquises de Guéthary :Anita. » Au centre d’un carton rugueux comme du torchis, une autre photographie groupait une famille, nombreuse et morne, une sorte de colonie pénitentiaire gouvernée par une aïeule basse sur pattes, fardée, qui élevait en l’air un tambourin de cotillon et posait un pied sur le genou tendu d’une sorte de jeune boucher robuste et sournois.

« Ça ne mérite pas de vivre », décida Léa en cassant le cartontorchis.

Une épreuve non collée qu’elle déroula remit devant elle ce couple âgé de demoiselles provinciales, excentriques, criardes, batailleuses, assises tous les matins sur un banc de promenade méridional, tous les soirs entre un verre de cassis et le carré de soie où elles brodaient un chat noir, un crapaud, une araignée : « À notre jolie fée ! ses petites camarades du Trayas, Miquette et Riquette. »

Léa détruisit ces souvenirs de voyage et passa la main sur son front :

« C’est horrible. Et après celles-là, comme avant celles-là, d’autres, — d’autres qui ressembleront à celles-là. Il n’y a rien à y faire. C’est comme ça. Peut-être que, partout où il y a une Léa, sortent de terre des espèces de Charlotte Peloux, de La Berche, d’Aldonzas, des vieux affreux qui ont été des jeunes beaux, des gens, enfin, des gens impossibles, impossibles, impossibles…

Elle entendit, dans son souvenir récent, des voix qui l’avaient hélée sur des perrons d’hôtel, qui avaient crié vers elle, de loin : « hou-hou ! » sur des plages blondes, et elle baissa le front, d’un mouvement taurin et hostile.

Elle revenait, après six mois, un peu maigrie et amollie, moins sereine. Un tic bougon abaissait parfois son menton sur son col, et des teintures de rencontre avaient allumé dans ses cheveux une flamme trop rouge. Mais son teint, ambré, fouetté par le soleil et la mer, fleurissait comme celui d’une belle fermière et eût pu se passer de fard. Encore fallait-il draper prudemment, sinon cacher tout à fait le cou flétri, cerclé de grands plis où le hâle n’avait pu pénétrer.

Assise, elle s’attardait à des rangements menus et cherchait autour d’elle, comme elle eût cherché un meuble disparu, son ancienne activité, sa promptitude à parcourir son douillet domaine.

— Ah ! ce voyage, soupira-t-elle. Comment ai-je pu… Que c’est fatigant !

Elle fronça les sourcils et fit sa nouvelle moue bougonne, en constatant qu’on avait brisé la vitre d’un petit tableau de Chaplin, une tête de jeune fille, rose et argentée, que Léa trouvait ravissante.

« Et un accroc large comme les deux mains dans le rideau d’application… Et je n’ai encore vu que ça… Où avais-je la tête de m’en aller si longtemps ? Et en l’honneur de qui ?… Comme si je n’aurais pas pu passer mon chagrin ici, bien tranquillement.

Elle se leva pour aller sonner, rassembla les mousselines de son peignoir en s’apostrophant crûment :

— Vieux trottin, va…

La femme de chambre entra, chargée de lingeries et de bas de soie :

— Onze heures, Rose. Et ma figure qui n’est pas faite ! Je suis en retard…

— Madame n’a rien qui la presse. Madame n’a plus ces demoiselles Mégret pour traîner Madame en excursion et venir dès le matin pour cueillir toutes les roses de la maison. Ce n’est plus Monsieur Roland qui fera endêver Madame en lui jetant des petits graviers dans sa chambre…

— Rose, il y a de quoi nous occuper dans la maison. Je ne sais pas si trois déménagements valent un incendie, mais je suis sûre que six mois d’absence valent une inondation. Tu as vu le rideau de dentelle ?

— C’est rien… Madame n’a pas vu la lingerie : des crottes de souris partout et le parquet mangé. Et c’est tout de même bien curieux que je laisse à Émérancie vingt-huit essuie-verres et que j’en retrouve vingt-deux.

— Non ?

— C’est comme je dis à Madame.

Elles se regardèrent avec une indignation égale, attachées toutes deux à cette maison confortable, assourdie de tapis et de soieries, à ses armoires pleines et à ses sous-sols ripolinés. Léa se claque le genou de sa forte main :

— Ça va changer, mon petit ! Si Ernest et Émérancie ne veulent pas leurs huit jours, ils retrouveront les six essuie-verres. Et ce grand idiot de Marcel, tu lui avais bien écrit de revenir ?

— Il est là, Madame.

Prompte à se vêtir, Léa ouvrit les fenêtres et s’accouda pour contempler complaisamment son avenue aux arbres renaissants. Plus de vieilles filles flatteuses et plus de Monsieur Roland, ce lourd et athlétique jeune homme de Cambo…

— Ah ! l’imbécile… soupira-t-elle.

Mais elle pardonnait à ce passant sa niaiserie, et ne lui faisait grief que d’avoir déplu. Dans sa mémoire de femme saine au corps oublieux, Monsieur Roland n’était plus qu’une forte bête un peu ridicule, et qui s’était montrée si maladroite… Léa eût nié, à présent, qu’un flot aveuglant de larmes, — certain soir de pluie où l’averse roulait parfumée sur des géraniums-rosats, — lui avait caché Monsieur Roland, un instant, derrière l’image de Chéri…

La Brève rencontre ne laissait à Léa ni regrets, ni gêne. L’ « imbécile » et sa vieille follette de mère auraient trouvé chez elle, après comme avant, dans la villa louée à Cambo, les goûters bien servis, les rockings sur le balcon de bois, le confort aimable que savait dispenser Léa et dont elle tirait fierté. Mais l’imbécile, blessé, s’en était allé, laissant Léa aux soins d’un raide et bel officier grisonnant qui prétendait épouser « Madame de Lonval ».

— Nos âges, nos fortunes, nos goûts d’indépendance et de mondanité, tout ne nous destine-t-il pas l’un à l’autre ? disait à Léa le colonel resté mince.

Elle riait, elle prenait du plaisir à la compagnie de cet homme assez sec qui mangeait bien et buvait sans se griser. Il s’y trompa, lut dans les beaux yeux bleus, dans le sourire confiant et prolongé de son hôtesse, le consentement qu’elle tardait à donner… Un geste précis marqua la fin de leur amitié commençante, que Léa regretta en s’accusant honnêtement dans son for intérieur.

« C’est ma faute ! On ne traite pas un colonel Ypoustègue, d’une vieille famille basque, comme un Monsieur Roland. Pour l’avoir remisé, je l’ai ce qui s’appelle remisé… Il aurait agi en homme chic et en homme d’esprit s’il était revenu le lendemain, dans son break, fumer un cigare chez moi et lutiner mes vieilles filles… »

Elle ne s’avisait pas qu’un homme mûr accepte un congé, mais non pas certains coups d’œil qui le jaugent physiquement, qui le comparent clairement à un autre, à l’inconnu, à l’invisible…

Léa, embrassée à l’improviste, n’avait pas retenu ce terrible et long regard de la femme qui sait à quelles places l’âge impose à l’homme sa flétrissure : des mains sèches et soignées, sillonnées de tendons et de veines, ses yeux remontèrent au menton détendu, au front barré de rides, revinrent cruellement à la bouche prise entre des guillemets de rides… Et toute la distinction de la « baronne de Lonval » creva dans un :

— Ah ! là là !… si outrageant, si explicite et populacier, que le beau colonel Ypoustègue passa le seuil pour la dernière...