- NOVEMBRE -
Ses talons résonnaient tandis qu’elle marchait d’un pas rapide dans les rues de Rouen. Mélanie ne se sentait pas très bien, elle avait la tête qui tournait, peut-être avait-elle un peu trop forcé sur l’alcool. Mais elle avait une excuse, c’était tout de même une sacrée soirée ! Un pot de départ digne de ce nom dont ils se souviendraient longtemps !
Elle sourit en repensant à ce moment où, un peu après le départ des patrons, Frank était monté sur une table pour déclamer des poèmes de son invention. Il était complètement bourré, avait raconté n’importe quoi et s’était pris une remarque du gérant. Qu’est-ce qu’elle avait ri alors ! Vraiment très drôle. Et petite victoire avec Rodrigue aussi, elle avait enfin recadré cet abruti. Il était temps ! Elle se demanda s’il lui ferait la tête le lendemain ; ce serait bien qu’il la lâche un peu.
Soudain, l’un de ses talons glissa entre deux pavés et lui fit perdre l’équilibre. La jeune femme se rattrapa de justesse au mur et pouffa. Heureusement, plus de peur que de mal, elle ne s’était pas blessée et elle pouvait toujours marcher. Par réflexe, Mélanie se retourna pour voir si quelqu’un ne l’avait pas vue dans cette situation embarrassante. A cette heure de la nuit, peu de chance de croiser du monde, pourtant, Mélanie n’était pas seule. Un peu plus loin dans la rue, un homme avançait dans sa direction. Avec l’obscurité et sa capuche sur la tête, elle ne distinguait pas son visage. Peut-être était-il en train de se marrer. Tant pis, il ne la connaissait pas et elle ne le reverrait jamais de toute façon. Elle continua sa route, cette fois en faisant attention à là où elle mettait les pieds. Encore un kilomètre et elle serait au chaud dans son appartement. Elle aurait pu appeler une voiture avec chauffeur, cela aurait été plus rapide, mais finalement elle s’était dit que l’air frais lui ferait du bien. Et puis elle aimait bien marcher dans la nuit, ce moment privilégié où la ville s’endormait et où l’effervescence de la journée laissait place au silence et à la tranquillité.
C’était beau, Rouen, la nuit.
***
Elle était là, devant lui. Si proche, et pourtant si loin encore. Il voulait être plus près d’elle, la toucher, la sentir. Mettre la main dans ses longs cheveux châtains, caresser sa peau pâle, simplement la prendre dans ses bras et l’embrasser. Il voulait tout cela. Il la désirait tellement !
Tout à l’heure, il avait eu peur lorsqu’elle s’était retournée et qu’elle l’avait vu. Mais elle n’avait eu aucune réaction, comme si elle ne l’avait pas reconnu. C’était peut-être la capuche, elle recouvrait bien son front. En plus, elle était complètement saoule. Ou bien cette allumeuse se croyait audessus de lui. C’était possible. Toute la soirée elle était restée collée à des mecs alors qu’elle n’avait pas voulu de lui. Il n’avait pourtant rien à envier à ces bouffons.
Il sentait la colère monter en lui tandis qu’il continuait à la suivre.
Cette garce… Cette nuit, elle serait à lui.
***
Au moment d’emprunter le pont Pierre Corneille pour traverser la Seine et passer sur la rive gauche, Mélanie eut comme un pressentiment. Elle se retourna et s’aperçut que l’homme était toujours derrière elle, plus près cette fois. La capuche de son blouson noir lui tombait sur les yeux et le rendait méconnaissable. D’un coup il lui parut inquiétant. Quelque chose dans son attitude, sa façon de marcher les yeux baissés en ne faisant aucun bruit lui faisait peur. Et puis… il lui semblait qu’il était là depuis un moment, même allure, même chemin. N’était-il pas en train de la suivre ?
Elle accéléra le rythme.
Lui aussi.
Là, sur le pont, le vent soufflait plus fort. Des mèches de cheveux volaient devant ses yeux et venaient lui fouetter le visage. La jeune femme regarda autour d’elle à la recherche d’une aide quelconque, mais le pont lui semblait interminable. De chaque côté, l’eau noire de la Seine, si dangereusement calme, et, loin devant, les immeubles de l’autre rive qui lui paraissaient inaccessibles. Hors de question pour elle de s’arrêter sur la presqu'île au milieu : le soir tombé cet endroit lui donnait la chair de poule. Elle ne trouva pas d’autre choix que de continuer à avancer, en espérant qu’elle soit en plein délire et que tout cela ne soit qu’un affreux cauchemar. Mais un coup d'œil par-dessus son épaule lui indiqua que l’homme s’était encore approché d’elle. Il était juste derrière à présent. Et personne autour, personne pour lui venir en aide. Il y avait peu de circulation à cette heure de la nuit et pas de piétons dans les rues. Seuls les réverbères étaient là pour elle, la réconfortant de leur lumière. D’ordinaire, elle adorait les voir se refléter dans la Seine au cours de ses balades nocturnes, mais ce soir elle n’avait pas le temps de flâner, elle devait aller vite.
Mélanie aperçut soudain une voiture sur l’autre rive. Un espoir, enfin ! Elle tenta un signe dans sa direction mais le véhicule continua son chemin le long des quais jusqu’à sortir de son champ de vision.
Elle était de nouveau seule.
L’homme n’était plus qu’à une longueur de bras. Prise de panique, elle se mit à courir aussi vite que ses talons le lui permettaient. L’autre rive n’était plus très loin à présent ; elle y serait plus en sécurité, plus proche de la civilisation. Elle se rendait compte qu’avec ses baskets, le type derrière elle était totalement silencieux, elle ne l’entendait pas. A quelle distance se trouvait-il cette fois ? Avait-elle gagné du terrain ? Elle n’osait plus regarder.
Soudain, sa cheville partit sur le côté et la jeune femme tomba vers l’avant. « Putain ! » Ces talons étaient une vraie connerie ; jamais elle n’aurait dû les porter pour rentrer. Les mains et les genoux égratignés, elle tenta de se relever, mais déjà l’homme était sur elle.
Mélanie cria lorsqu’il serra ses bras autour de sa taille, l’emprisonnant dans son étau.
***
Le capitaine Arthur Adam arriva très tôt sur place le lendemain matin. Il avait reçu un appel du bureau alors qu’il était encore chez lui, en pleine séance de musculation. En se pressant, il lui avait fallu moins d’une demi-heure pour rejoindre les lieux. Il n’avait pas vraiment eu le temps de se préparer, mais il s’agissait d’une urgence : un meurtre.
Après plus de dix ans à servir dans la police, Arthur avait déjà eu l’occasion plusieurs fois de travailler sur ce genre d’affaire. Malgré tout, la ville était plutôt sûre, les homicides étaient assez rares à Rouen et les forces de police étaient occupées le plus souvent avec des vols, coups et blessures ou autres violences plus classiques. Alors un homicide était forcément de nature à susciter son intérêt.
Il savait qu’on lui faisait confiance pour aller vite sur ce dossier. Question d’habitude : avec le temps, il avait su développer son flair pour trouver de bonnes pistes dans ses enquêtes et il visait souvent juste. Très apprécié de ses collègues, il avait la réputation de rester toujours droit et intègre, avec la volonté du travail bien fait.
Ce matin pourtant, le cœur n’y était pas. A cause de soucis personnels qui le perturbaient, il avait passé une nuit très agitée, alors il n’était pas du tout d’humeur échanger avec ses collègues. Il aurait largement préféré rester enfermé dans son bureau avec du café. Des litres de café. Et puis, commencer sa journée par une scène de crime n’était pas non plus agréable ; il avait déjà hâte de rentrer.
Tout cela était la faute de Stéphanie, son ex. Elle voulait lui enlever Margot et elle avait des arguments : elle voulait utiliser sa profession contre lui. Stéphanie lui avait annoncé la nouvelle ce dimanche, lorsqu’il avait reconduit leur fille chez elle pour sa « semaine chez maman ». Ses mots l’avaient assommé tel un coup de massue. Il...