: Fernando Pessoa
: Fernando Pessoa Sensationniste. Grandes Odes, Salutation à Walt Whitman et Ultimatum d'Álvaro de Campos
: Antiga Shantarin, Lda
: 9789899156104
: 1
: CHF 10.70
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: Lyrik
: French
: 232
: kein Kopierschutz
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: ePUB
Fernando Pessoa est aujourd'hui un classique de la littérature mondiale, dont la reconnaissance a sans nul doute été favorisée par l'ouvrage de critique littéraire le plus polémique des trente dernières années : The Western Canon, d'Harold Bloom. Et si Bloom a inclus Pessoa - le « Whitman ressuscité », ainsi qu'il l'a qualifié - dans son canon occidental restreint à vingt-six écrivains (Pessoa étant le seul auteur de cette liste à écrire en portugais), cela vient des échanges fertiles entre Bloom et l'une des lectrices les plus attentives de l'oeuvre du poète de Lisbonne : Maria Irene Ramalho. L'héritage intellectuel de Ramalho et de Bloom montre des visions théoriques et idéologiques distinctes de la construction du canon littéraire. Mais tous deux se retrouvent dans leur admiration portée à l'oeuvre de Pessoa et, en particulier, dans leur fascination avouée pour son hétéronyme le plus prolifique, l'irascible et scandaleux Álvaro de Campos, ingénieur naval né à Tavira et formé à Glasgow, dans lequel Pessoa a déposé toute l'émotion qu'il s'est refusée à lui-même et en qui il a projeté un génie unique de la poésie avant-gardiste du premier tiers du XXe siècle. Fernando Pessoa Sensationniste. Grandes Odes, Salutation à Walt Whitman et Ultimatum d'Álvaro de Campos, anthologie conçue au printemps 2019, quelques mois avant la disparition de Bloom, est à la fois un beau témoignage de l'amitié et de la collaboration intellectuelle entre Maria Irene Ramalho et Harold Bloom, et une contribution fondamentale à la diffusion et à la compréhension de l'oeuvre d'Álvaro de Campos, l'alter ego de Fernando Pessoa jusqu'à sa mort en 1935.

Introduction
Álvaro de Campos, ingénieur naval et poète sensationniste

« Fernando Pessoa n’existe pas, à proprement parler » : voilà ce qu’affirme l’hétéronyme Álvaro de Campos dans l’une de ses notes à la mémoire d’Alberto Caeiro, l’hétéronyme qui est leur maître à tous. Pour impertinente qu’elle soit, la scandaleuse affirmation de Campos correspond parfaitement à la réalité. Le nom de famille du poète, Pessoa, vient du latin « persona », qui signifie « masque » : derrière le masque, la personne de Fernando Pessoa n’existe pas. Se pencher sur le souvenir de son maître est un prétexte d’Álvaro de Campos – qui est peut-être, après Fernando Pessoa lui-même, l’hétéronyme le plus éloquent et le plus hardi – pour émettre des commentaires sur les réalisations poétiques de Pessoa, dont se démarque la plus originale de toutes : la création des hétéronymes. Pessoa a réinventé un terme qui existait déjà en grammaire, « hétéronyme » (des noms totalement différents pour des objets sémantiquement très proches), pour désigner les différents noms de ses nombreux non-lui-même fictionnels. Le mot ainsi redéfini par Pessoa a fait l’objet, depuis, d’une entrée dans leDictionary of Literary Terms and Literary Theory, de J. A. Cuddon (1999, p. 381).

L’histoire de la genèse des hétéronymes n’est que trop connue. Pessoa l’a racontée en 1935 dans sa fameuse lettre à Adolfo Casais Monteiro, un jeune poète et critique dePresença (1927–1940). Cette revue du dit « Second Modernisme » au Portugal a été fondamentale pour porter à la connaissance d’un public élargi un Pessoa jusqu’alors quasiment inédit.

Le 8 mars 1914, alors que Pessoa se trouve « dans une sorte d’extase », la série de poèmes intituléeLe gardien de troupeaux « apparaît » subitement devant lui, avec son « auteur », Alberto Caeiro, poète pastoral ostensiblement simple. Ce premier hétéronyme, tout de suite reconnu comme « maître », est immédiatement suivi de « disciples » qui allaient constituer une « coterie inexistante » de poètes : Ricardo Reis, médecin, monarchiste et auteur classiciste d’odes horaciennes épicuriennes ; Álvaro de Campos, extravagant chantre whitmanien des défis de la modernité et de la machine, de la nation, de l’identité et de la sexualité ; et Fernando Pessoa, devenu non-Pessoa, et réagissant « contre son inexistence en tant qu’Alberto Caeiro »1. Comme Jorge de Sena a été le premier à le reconnaître (Sena 1974 ; 1982), « Fernando Pessoa » est alors lui aussi devenu un hétéronyme : « Pessoa », à partir de ce moment, n’a rien été de plus que le nom de famille du poète. Álvaro de Campos a raison : en devenant « un drame en personnes » et en intégrant des « personnes-livres », Fernando Pessoa a cessé d’exister – à proprement parler.

L’apparition de Caeiro (c’est-à-dire,des hétéronymes) découle de la rencontre de Pessoa avec Walt Whitman au début de sa carrière. Susan M. Brown, dans la lignée des analyses perspicaces d’Eduardo Lourenço (1973), a été la première à réfléchir de façon approfondie à l’importance fondamentale de l’apparition de Caeiro dans le développement des hétéronymes (Brown 1987). Brown parle avec une grande sensibilité et une grande conviction de l’impact de Whitman – de ses nombreux « Je », « Moi », « Non-moi », « Moi-même », « Non-moi-même » – sur Caeiro et sur les autres identités poétiques de Pessoa.

Comme le sixième sens d’Eduardo Lourenço l’a conduit à le pressentir dès 1973, Caeiro est également la magnifique invention de Pessoa pour suspendre l’angoisse de l’influence : l’aut