Un putain de repas de famille
Nous sommes tous réunis à la Colline pour un nouveau putain de repas de cette famille maudite. Dans l’entrée, le carillon se fait entendre avec les gens qui arrivent. Mes grands-parents sont animés et adorent ce carillon ; il annonce l’arrivée des rires, des ventres, des verres de vins qui vont se remplir et se vider, des sucres et du gras qui fondent dans la bouche. Le carillon annonce le traditionnel repas de famille à la Colline. Il annonce pour moi le rituel macabre.
La terrine de légumes, le lapin, le fromage, les œufs à la neige sont sacrifiés tour à tour devant moi à coup de fourchettes argentées. Les conversations se fondent dans un brouhaha incessant. Le travail se mélange avec les pannes de voitures, les dernières notes des enfants, les factures d’eau qui ne cessent d’augmenter et les dernières actualités dans des pays que l’on ne connait même pas. Mes grands-parents me font tourner la tête avec leurs mille manières. Mes oreilles ne distinguent plus les voix. J’ai envie que tout le monde se taise. On rit pour un mot, on dit des mots pour rire, on s’esclaffe pour une goutte de vin tombée sur la nappe, on dénonce les petits agissements sournois des voisins, on me demande pourquoi je ne termine pas mon plat et on m’oblige à le finir parce que ça va faire de la peine à mes grands-parents. On me pose des questions sur l’école : « Et à l’école, tu écoutes bien tout ce que te dit la maîtresse, hein ? Tu fais bien tous tes devoirs ? T’es pas bien grosse pour ton âge. Elle n’est pas bien causante, la petite. Tiens reprends un peu de légumes, ça ne peut pas te faire de mal. C’est vrai, aucun légume n’a jamais fait de mal à personne. » C’est peut-être ce que je me dis dans ma tête en rêvant d’écrabouiller tous ces légumes colorés qui ne me veulent soi-disant que du bien.
« Et monte sur les genoux de « ton père nourricier » – c’est ainsi qu’on l’appelait – il va t’aider à manger. Sois gentille avec lui et finis ton assiette s’il te plait. »
À 10 ans, je suis une toute petite fille, plus menue, plus fragile que les fillettes de mon âge.
J’étais une petite fille très jolie et très coquette. J’aimais m’habiller avec des jupes et avec des hauts assortis. Tout le monde passait son temps à me complimenter. J’aimais porter des bijoux, c’était des imitations pour les enfants mais je m’imaginais qu’ils étaient vrais et précieux comme dans les livres. J’avais des bagues fines aux doigts avec des pierres étincelantes, des colliers à perles colorées. Je portais une chaine avec mon signe astrologique. Mes cheveux étaient détachés et frisaient un petit peu. Parfois, je les attachais en queue de cheval, ce qui me permettait de montrer les anneaux que je portais aux oreilles. J’avais demandé à me les faire percer.
J’affichais souvent un air souriant mais dans ma tête, je me sentais perdue et ailleurs. Je m’inventais alors des histoires fabuleuses qui me faisaient rêver. Cela me permettait d’échapper à ces terribles déjeuners de famille que je détestais profondément. Je me sentais tout le temps seule et triste et je n’en connaissais pas les causes. En public, je me recroquevillais sur moi car je craignais le monde extérieur. Chaque fois que des inconnus venaient me parler, je baissais le regard. Fréquemment, un