II – Le travail des champs
À deux heures, la cloche sonna pour reprendre l’école ; les enfants cessèrent leurs jeux et coururent se placer près de la porte ; quand le maître ouvrit, la tête de l’école se mit à entrer en bon ordre, deux par deux ; chacun alla prendre sa place. La queue se bousculait, se poussait : c’était Lucas qui causait ce désordre par son empressement à rentrer en classe. Il en avait poussé un second, lequel poussait un troisième. Un coup de coude amena un coup d’épaule, qui fut payé d’un coup de pied. La moitié n’était pas entrée, qu’on criait et qu’on se battait à la queue.
Le maître d’école avait fait des « chut ! » et des « silence ! » sans pouvoir se faire obéir ; il eut alors recours à son argument accoutumé, la gaule ; elle retomba vivement et fortement sur le groupe en désordre ; Lucas en reçut plus que les autres, car il se faisait remarquer par des cris et des mouvements plus prononcés ; au lieu de reculer il avançait toujours, si bien qu’il se trouva seul en avant, seul en vue et seul en face du maître d’école irrité.
LE MAÎTRE D’ÉCOLE. – Mauvais gamin ! La gaule ne te suffit pas ! Il te faut mieux que ça ! Voilà, mon garçon, tu vas être servi à souhait.
Pan ! pan ! v’lan et v’lan ! Lucas reçut en une minute plus de coups qu’il n’en pouvait compter ; il eut les cheveux et les oreilles tirés et il arriva sur son banc par l’effet d’un coup de pied qui le lança comme une balle.
La surprise le rendit muet ; il était resté la bouche ouverte et les yeux écarquillés, quand ses camarades le rejoignirent, les uns riant de sa mésaventure, les autres se frottant les membres, froissés par la gaule.
Le calme était rétabli, le maître d’école se retrouvait sur son estrade ; chacun ouvrait son livre et tirait ses cahiers ; la distribution du travail fut promptement faite ; les petits retournèrent à leur tableau ; la leçon se passa à merveille. Lucas, encore troublé de tout ce qu’il avait reçu, fut docile, sérieux et appliqué ; aussi eut-il des compliments, en place des coups du matin. Quand il sortit de l’école avec son frère, Henri les suivit : « Je vais faire route avec vous, dit-il, puisque nous demeurons dans le même hameau. »
LUCAS. – Oui, viens avec nous, Henri, nous cueillerons des merises tout en marchant.
HENRI. – Pas moi ; j’aime mieux cueillir des fleurs de MILLEPERTUIS ; c’est la saison.
LUCAS. – Pour quoi faire ? Ce n’est pas très joli.
HENRI. – Si fait ! Je trouve très jolies ces grappes de petites fleurs jaunes. Mais ce n’est pas pour cela que je les cueille, c’est pour les mettre dans de l’huile.
LUCAS. – Pour quoi faire, dans l’huile ? C’est la gaspiller.
HENRI. – Pour ça, non, ça ne la perd pas ; quand les fleurs ont bien trempé au soleil pendant un mois, l’huile devient toute rouge ; on en met sur des coupures, des brûlures, des plaies, et ça guérit tout de suite.
GASPARD. – Tiens, comment sais-tu ça, toi ?
HENRI. – Je l’ai lu dans un journal que m’a prêté le maître d’école.
GASPARD. – Comment s’appelle-t-il, ce journal ?
HENRI. – La Revue de la Presse. Il est amusant tout plein ; il y a un tas d’histoires, et puis des remèdes comme cette huile de MILLEPERTUIS.
GASPARD. – Je demanderai au maître d’école qu’il me le prête.
LUCAS. – Ce sera amusant ! Si tu vas te mettre à lire maintenant en dehors de l’école, je serai seul pour travailler et m’amuser.
GASPARD. – Tu n’as qu’à lire aussi : tu ne t’ennuieras pas alors.
LUCAS. – Si fait, je m’ennuierai ; c’est assommant de lire ; j’aime bien mieux faner ou bêcher le jardin, ou clore les brèches, ou garder les vaches. Et toi, si tu passes ton temps à lire, mon père te frottera les oreilles, tu verras ça.
GASPARD. – Non, parce que mon père sait que je veux devenir savant pour faire mon chemin.
GASPARD. – Je te l’ai déjà dit, je veux faire comme le petit maigre, M. Féréor, qui était garçon cloutier, et qui a des millions, et des usines partout, et des terres partout, et des châteaux, et qui commande à des milliers d’ouvriers, et qui est heureux comme il n’est pas possible davantage.
LUCAS. – Heureux ! C’est donc pour ça qu’il crie toujours, qu’il est après ses ouvriers comme un dogue après les bestiaux ; qu’il court sans arrêter, comme le Juif errant ; qu’il ne se donne de repos ni fêtes ni dimanches.
GASPARD. – Je ne dis pas, mais il a tout de même des millions, et la croix d’honneur, et des châteaux, et des terres à ne savoir qu’en faire ; et tout le monde le salue et le craint.
LUCAS. – Oui, on le craint, comme tu dis, mais on ne l’aime pas ; on le salue et on rit de lui ; et toi, tout le premier, tu l’appelles vieux parchemin, vieil avare, sac à argent, et je ne sais quoi encore.
GASPARD. – Parce qu’il n’est pas bon, et qu’il ne donne pas aux pauvres, et qu’il est dur pour les ouvriers ; mais je ne ferai pas comme lui, tu verras ça.
LUCAS, riant. – Je ne verrai rien du tout, parce que tu resteras ce que tu es : ouvrier, aidant mon père à faire aller la ferme.
GASPARD. – Non, je ne veux pas travailler à la terre ; je te l’ai déjà dit, je n’y travaillerai pas.
UNE VOIX. – Eh ! vous autres, arrivez donc ! On a besoin de vous pour ramasser le trèfle. Gaspard et Lucas aperçurent leur père qui les attendait sur le chemin, et qui paraissait mécontent de leur longue absence. Lucas courut au-devant de lui.
« Nous voici, mon père : nous avons été un peu lents à venir, parce que nous nous disputions, Gaspard et moi. »
LE PÈRE, durement. – Pourquoi vous disputiez-vous au lieu d’avancer ? Vous savez