: Léon Tolstoï
: La Puissance des ténèbres
: Books on Demand
: 9782322427925
: 1
: CHF 6.10
:
: Kunst
: French
: 134
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Écrite en deux semaines, la pièce qui suit s'inspire d'un fait divers qui défraya la chronique en son temps : un paysan avait avoué avoir tué le nouveau-né de sa belle-fille alors âgée de 16 ans. Tolstoï nous plonge ainsi dans un univers sombre aux frontières les plus obscures et les plus effrayantes de la psychè humaine, un univers dans lequel il est question de haine, de jalousie et de violence, cette dernière étant ici poussée à ses extrêmes, jusqu'au meurtre. La pièce, bien que jugée formidable par Alexandre III, fut initialement interdite pour cause d'immoralité.

ACTE PREMIER


PERSONNAGES :

PETR IGNATITCH, riche moujik, quarante-deux ans, marié en secondes noces ; maladif.

ANISSIA, sa femme, trente-deux ans ; coquettement habillée.

AKOULINA, fille de Petr, du premier lit, seize ans ; un peu dure d’oreille, un peu idiote.

ANIOUTKA, seconde fille de Petr, dix ans.

NIKITA, valet de ferme de Petr, vingt-cinq ans ; coq de village.

AKIM, père de Nikita, cinquante ans, moujik d’assez pauvre apparence ; très pieux.

MATRENA, sa femme, cinquante ans.

MARINA, orpheline, vingt-deux ans.

(L’action se passe en automne, dans un grand village. La scène représente l’intérieur d’une isba spacieuse, celle de Petr. PETR est assis sur un banc, et occupé à réparer des harnais. ANISSIA et AKOULINA tissent.)

SCÈNE PREMIÈRE

ETR, ANISSIA, AKOULINA

(Cellesci chantent à l’unisson.)

PETR (en regardant par la fenêtre).

Les chevaux se sont encore sauvés. Si on allait tuer le poulain !... Mikita ! Hé ! Mikita ! Es-tu sourd ?

(Il tend l'oreille ; puis s'adressant aux babas) :

Assez chanté vous autres : on n'entend rien.

LA VOIX DE NIKITA (de la cour). Quoi ?

PETR Rentre les chevaux !

LA VOIX DE NIKITA Je vais les rentrer. Laissem'en le temps.

PETR (hochant la tête).

Ah ! ces ouvriers !... Si j'avais ma santé, jamais je n'en prendrais ! Avec eux, rien que le péché !...

(Il se lève, puis se rassied.)

Mikita ! Impossible de le faire venir. Allez-y donc, quelqu'une de vous ;

Akoulina, va les rentrer, toi.

AKOULINA Quoi ? les chevaux ?

PETR Que veux-tu que ce soit ?

AKOULINA J'y vais.

(Elle sort.)

SCÈNE II

PETR, ANISSIA

PETR

Quel propre-à-rien, le petit !... Il ne sait pas se rendre utile dans un ménage.

Quoi qu'il entreprenne...

ANISSIA

Avec ça que tu es dégourdi, toi ! Toujours à te traîner du poêle au banc... Tu ne sais que bourrer les autres !...

PETR

Si l'on ne vous bourrait pas, il ne resterait plus une pierre de la maison au bout d'un an ! Ô vous autres !...

ANISSIA

Tu veux qu’on fasse dix choses à la fois, et tu grognes encore ! C’est facile de donner des ordres, quand on est commodément étendu sur le poêle !

PETR (soupirant).

Ah !... Sans cette maladie qui a jeté son grappin sur moi, je ne le garderais pas un jour de plus.

LA VOIX D'AKOULINA (derrière la scène). Psè ! psè ! psè !...

(On entend le poulain hennir, les chevaux rentrer en galopant par la porte cochère, et la porte cochère grincer sur ses gonds.)

PETR

Bavarder, c’est tout ce qu’il sait faire. Ma foi, non ! je ne le garderai pas. ANISSIA (le contrefaisant).

Je ne le garderai pas ! Je ne le garderai pas !... Commence par mettre toi-même la main à la pâte, et tu pourras parler, alors.

SCÈNE III

LES MÊMES, plus AKOULINA

AKOULINA (en entrant).

On a eu toutes les peines du monde à les faire rentrer. C’est toujours le pommelé...

PETR Et Nikita, où est-il ?

AKOULINA

Nikita ?... Mais il s’est arrêté dans la rue.

PETR Pourquoi s’est-il arrêté ?

AKOULINA

Pourquoi s’est-il arrêté ? Il est en train de causer là-bas derrière.

PETR

Impossible de rien tirer d’elle ! Mais avec qui cause-til ?

AKOULINA( n’ayant pas entendu).

Quoi ?

(PETR, d’un geste désespéré, étend la main vers AKOULINA, qui va s’asseoir à son métier.)

SCÈNE IV

LES MÊMES, plus ANIOUTKA

ANIOUTKA

(Elle entre en courant, et, s’adressant à sa mère.)

Le père et la mère de Mikita sont venus le voir. Ils le retirent chez eux... Vrai comme je respire !

ANISSIA Tu mens !

ANIOUTKA

Parole ! Que je meure de suite !... (Elle rit.)

Je passe à côté de Mikita et voilà qu’il me dit :

« Adieu maintenant, qu’il dit, Anna Petrovna. Viens donc chez moi t’amuser à ma noce... Moi, qu’il dit, je vous quitte... » Et il s’est mis à rire.

ANISSIA (à son mari).

Il se passe de toi ; voilà qu’il se disposait à te quitter... « Je le chasserai ! » qu’il disait...

PETR

Eh ! Qu’il s’en aille ! Estce que je n’en trouverai pas d’autre !

ANISSIA

Et l’argent que tu lui as avancé !

(Anioutka marche vers la porte, écoute un moment ce qu’on dit, et s’en va.)

SCÈNE V

ANISSIA, PETR, AKOULINA

PETR (fronçant les sourcils).

L’argent ? Eh bien ! il lui servira l’été prochain.

ANISSIA

Ah oui ! cela t’arrange, de le laisser partir. Ce sera pour toi une bouche de moins à nourrir. Et moi, l’hiver, je resterai seule à peiner comme un cheval ! Ta fille n’a pas grande envie de travailler, et toi, tu ne bougeras pas de ton poêle : je te connais.

PETR

Qu’est-ce qui te prend, avant de rien savoir, de faire ainsi aller ta langue pour rien ?

ANISSIA

La cour est pleine de bétail, tu n’as pas vendu la vache ; tous les moutons, tu les as gardés pour l’hiver, il n’y aura jamais assez de fourrage et d’eau : et tu veux laisser partir l’ouvrier ?... Moi je n’en ferai point, du travail de moujik. Je m’étendrai comme toi sur le poêle, et que tout aille au diable ! Tu t’arrangeras comme tu voudras !

PETR (à AKOULINA).

Va donc au fourrage : c’est l’heure.

AKOULINA

Au fourrage ?... Soit !

(Elle passe son caftan et se munit d’une corde.)

ANISSIA

Je ne travaillerai plus ; j’en ai assez. Je ne veux plus rien faire. Travaille tout seul.

PETR

Assez ! Quelle enragée ! On dirait un mouton pris de tournoiement !

ANISSIA

C’est toi-même qui es un chien enragé ! On ne peut rien attendre de toi, ni travail ni plaisir. Tu ne sais que tourmenter les gens. Failli chien, va !

PETR (crachant et s’habillant).

Pfou !... Dieu me pardonne ! Je vais voir ce qui se passe.

(Il sort.)

ANISSIA (lui criant après).

Diable pourri ! Gros nez !

SCÈNE VI

ANISSIA, AKOULINA

AKOULINA Pourquoi injuries-tu père ?

ANISSIA Va donc, sotte, tais-toi !

AKOULINA(s’approchant de la porte).

Je sais bien pourquoi tu l’injuries... C’est toi la sotte, chienne que tu es !.. Je n’ai pas peur de toi !

ANISSIA (se levant vivement et cherchant quelque chose pour la battre).

Prends garde que je ne t’assène un coup de rogatch !

AKOULINA (ouvrant la porte).

Chienne, diablesse, voilà ce que tu es ! Chienne ! Chienne ! Diablesse !

(Elle sort en courant.)

SCÈNE VII

ANISSIA, seule. ANISSIA (songeant).Longue fourche à pousser et à prendre les marmites dans le poêle.

« Tu viendras à mes noces », qu’il a dit. Qu’est-ce qu’ils sont allés imaginer... le marier ? Prends garde, Mikitka! Si c’est là de tes manigances, je ferai... Je ne puis vivre sans lui ; je ne puis le laisser partir !

SCÈNE VIII

ANISSIA, NIKITA

(NIKITA entre en promenant ses regarda autour de lui ; en voyant qu’ANISSIA est seule, il s’approche vivement d’elle et lui dit à voix basse) :

NIKITA

Quoi, mon frère !... Un malheur !... Mon père est arrivé ; il veut me ramener à la maison. « Nous allons enfin le marier, qu’il dit, et te garder chez nous. »

ANISSIA

Eh bien ! marie-toi ; qu’est-ce que cela me fait ?

NIKITA

Ah ! c’est comme ça ! Moi qui cherchais à arranger l’affaire au mieux, et voilà qu’elle m’ordonne de me marier. Et pourquoi ?...

(Avec un clignement d’œil.)

Tu as donc oublié ?...

ANISSIA

Hé ! marie-toi donc ! Qu’ai-je à faire de toi ?

NIKITA

Pourquoi donc cette mine hargneuse ? Vois-tu ? Elle ne veut même pas que je la caresse ! Qu’as-tu...