ACTE PREMIER
PERSONNAGES :
PETR IGNATITCH, riche moujik, quarante-deux ans, marié en secondes noces ; maladif.
ANISSIA, sa femme, trente-deux ans ; coquettement habillée.
AKOULINA, fille de Petr, du premier lit, seize ans ; un peu dure d’oreille, un peu idiote.
ANIOUTKA, seconde fille de Petr, dix ans.
NIKITA, valet de ferme de Petr, vingt-cinq ans ; coq de village.
AKIM, père de Nikita, cinquante ans, moujik d’assez pauvre apparence ; très pieux.
MATRENA, sa femme, cinquante ans.
MARINA, orpheline, vingt-deux ans.
(L’action se passe en automne, dans un grand village. La scène représente l’intérieur d’une isba spacieuse, celle de Petr. PETR est assis sur un banc, et occupé à réparer des harnais. ANISSIA et AKOULINA tissent.)
SCÈNE PREMIÈRE
ETR, ANISSIA, AKOULINA
(Cellesci chantent à l’unisson.)
PETR (en regardant par la fenêtre).
Les chevaux se sont encore sauvés. Si on allait tuer le poulain !... Mikita ! Hé ! Mikita ! Es-tu sourd ?
(Il tend l'oreille ; puis s'adressant aux babas) :
Assez chanté vous autres : on n'entend rien.
LA VOIX DE NIKITA (de la cour). Quoi ?
PETR Rentre les chevaux !
LA VOIX DE NIKITA Je vais les rentrer. Laissem'en le temps.
PETR (hochant la tête).
Ah ! ces ouvriers !... Si j'avais ma santé, jamais je n'en prendrais ! Avec eux, rien que le péché !...
(Il se lève, puis se rassied.)
Mikita ! Impossible de le faire venir. Allez-y donc, quelqu'une de vous ;
Akoulina, va les rentrer, toi.
AKOULINA Quoi ? les chevaux ?
PETR Que veux-tu que ce soit ?
AKOULINA J'y vais.
(Elle sort.)
SCÈNE II
PETR, ANISSIA
PETR
Quel propre-à-rien, le petit !... Il ne sait pas se rendre utile dans un ménage.
Quoi qu'il entreprenne...
ANISSIA
Avec ça que tu es dégourdi, toi ! Toujours à te traîner du poêle au banc... Tu ne sais que bourrer les autres !...
PETR
Si l'on ne vous bourrait pas, il ne resterait plus une pierre de la maison au bout d'un an ! Ô vous autres !...
ANISSIA
Tu veux qu’on fasse dix choses à la fois, et tu grognes encore ! C’est facile de donner des ordres, quand on est commodément étendu sur le poêle !
PETR (soupirant).
Ah !... Sans cette maladie qui a jeté son grappin sur moi, je ne le garderais pas un jour de plus.
LA VOIX D'AKOULINA (derrière la scène). Psè ! psè ! psè !...
(On entend le poulain hennir, les chevaux rentrer en galopant par la porte cochère, et la porte cochère grincer sur ses gonds.)
PETR
Bavarder, c’est tout ce qu’il sait faire. Ma foi, non ! je ne le garderai pas. ANISSIA (le contrefaisant).
Je ne le garderai pas ! Je ne le garderai pas !... Commence par mettre toi-même la main à la pâte, et tu pourras parler, alors.
SCÈNE III
LES MÊMES, plus AKOULINA
AKOULINA (en entrant).
On a eu toutes les peines du monde à les faire rentrer. C’est toujours le pommelé...
PETR Et Nikita, où est-il ?
AKOULINA
Nikita ?... Mais il s’est arrêté dans la rue.
PETR Pourquoi s’est-il arrêté ?
AKOULINA
Pourquoi s’est-il arrêté ? Il est en train de causer là-bas derrière.
PETR
Impossible de rien tirer d’elle ! Mais avec qui cause-til ?
AKOULINA( n’ayant pas entendu).
Quoi ?
(PETR, d’un geste désespéré, étend la main vers AKOULINA, qui va s’asseoir à son métier.)
SCÈNE IV
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
ANIOUTKA
(Elle entre en courant, et, s’adressant à sa mère.)
Le père et la mère de Mikita sont venus le voir. Ils le retirent chez eux... Vrai comme je respire !
ANISSIA Tu mens !
ANIOUTKA
Parole ! Que je meure de suite !... (Elle rit.)
Je passe à côté de Mikita et voilà qu’il me dit :
« Adieu maintenant, qu’il dit, Anna Petrovna. Viens donc chez moi t’amuser à ma noce... Moi, qu’il dit, je vous quitte... » Et il s’est mis à rire.
ANISSIA (à son mari).
Il se passe de toi ; voilà qu’il se disposait à te quitter... « Je le chasserai ! » qu’il disait...
PETR
Eh ! Qu’il s’en aille ! Estce que je n’en trouverai pas d’autre !
ANISSIA
Et l’argent que tu lui as avancé !
(Anioutka marche vers la porte, écoute un moment ce qu’on dit, et s’en va.)
SCÈNE V
ANISSIA, PETR, AKOULINA
PETR (fronçant les sourcils).
L’argent ? Eh bien ! il lui servira l’été prochain.
ANISSIA
Ah oui ! cela t’arrange, de le laisser partir. Ce sera pour toi une bouche de moins à nourrir. Et moi, l’hiver, je resterai seule à peiner comme un cheval ! Ta fille n’a pas grande envie de travailler, et toi, tu ne bougeras pas de ton poêle : je te connais.
PETR
Qu’est-ce qui te prend, avant de rien savoir, de faire ainsi aller ta langue pour rien ?
ANISSIA
La cour est pleine de bétail, tu n’as pas vendu la vache ; tous les moutons, tu les as gardés pour l’hiver, il n’y aura jamais assez de fourrage et d’eau : et tu veux laisser partir l’ouvrier ?... Moi je n’en ferai point, du travail de moujik. Je m’étendrai comme toi sur le poêle, et que tout aille au diable ! Tu t’arrangeras comme tu voudras !
PETR (à AKOULINA).
Va donc au fourrage : c’est l’heure.
AKOULINA
Au fourrage ?... Soit !
(Elle passe son caftan et se munit d’une corde.)
ANISSIA
Je ne travaillerai plus ; j’en ai assez. Je ne veux plus rien faire. Travaille tout seul.
PETR
Assez ! Quelle enragée ! On dirait un mouton pris de tournoiement !
ANISSIA
C’est toi-même qui es un chien enragé ! On ne peut rien attendre de toi, ni travail ni plaisir. Tu ne sais que tourmenter les gens. Failli chien, va !
PETR (crachant et s’habillant).
Pfou !... Dieu me pardonne ! Je vais voir ce qui se passe.
(Il sort.)
ANISSIA (lui criant après).
Diable pourri ! Gros nez !
SCÈNE VI
ANISSIA, AKOULINA
AKOULINA Pourquoi injuries-tu père ?
ANISSIA Va donc, sotte, tais-toi !
AKOULINA(s’approchant de la porte).
Je sais bien pourquoi tu l’injuries... C’est toi la sotte, chienne que tu es !.. Je n’ai pas peur de toi !
ANISSIA (se levant vivement et cherchant quelque chose pour la battre).
Prends garde que je ne t’assène un coup de rogatch !
AKOULINA (ouvrant la porte).
Chienne, diablesse, voilà ce que tu es ! Chienne ! Chienne ! Diablesse !
(Elle sort en courant.)
SCÈNE VII
ANISSIA, seule. ANISSIA (songeant).Longue fourche à pousser et à prendre les marmites dans le poêle.
« Tu viendras à mes noces », qu’il a dit. Qu’est-ce qu’ils sont allés imaginer... le marier ? Prends garde, Mikitka! Si c’est là de tes manigances, je ferai... Je ne puis vivre sans lui ; je ne puis le laisser partir !
SCÈNE VIII
ANISSIA, NIKITA
(NIKITA entre en promenant ses regarda autour de lui ; en voyant qu’ANISSIA est seule, il s’approche vivement d’elle et lui dit à voix basse) :
NIKITA
Quoi, mon frère !... Un malheur !... Mon père est arrivé ; il veut me ramener à la maison. « Nous allons enfin le marier, qu’il dit, et te garder chez nous. »
ANISSIA
Eh bien ! marie-toi ; qu’est-ce que cela me fait ?
NIKITA
Ah ! c’est comme ça ! Moi qui cherchais à arranger l’affaire au mieux, et voilà qu’elle m’ordonne de me marier. Et pourquoi ?...
(Avec un clignement d’œil.)
Tu as donc oublié ?...
ANISSIA
Hé ! marie-toi donc ! Qu’ai-je à faire de toi ?
NIKITA
Pourquoi donc cette mine hargneuse ? Vois-tu ? Elle ne veut même pas que je la caresse ! Qu’as-tu...