LE DEVOIR DU MÉDECIN
I
– Ils sont à moi, pensait Adrienne, en prêtant l’oreille au babil des deux enfants qui jouaient dans la pièce à côté ; et elle souriait tendrement, sans s’interrompre de tricoter d’un crochet rapide un chandail de laine rouge. Elle souriait, n’arrivant pas à se convaincre que ces deux enfants sont bien à elle, sortis d’elle, et que tant d’années déjà, dix ans bientôt, ont passé depuis le jour de ses noces. Est-il possible ! Elle se sent si petite fille encore, et son aîné qui a huit ans, et elle bientôt trente : trente ans, est-il possible ? presque vieille ! Allons donc ! Et elle souriait.
– Le Docteur ? fit-elle soudain, comme si elle s’interrogeait elle-même. Il lui semblait reconnaître dans le vestibule la voix du médecin de la famille ; elle se leva ; son sourire était encore sur ses lèvres.
Ah ! ce sourire, comme il mourut vite, glacé par l’attitude bouleversée, embarrassée aussi du Docteur Vocalopoulo, qui haletait comme s’il avait couru pour venir et dont les paupières battaient nerveusement derrière les gros verres de ses lunettes de myope, qui rapetissaient ses yeux.
– Docteur… Mon Dieu…
– Ce n’est rien… Soyez calme…
– Maman ?
– Non, non ! prononça d’une voix forte le Docteur. Pas votre mère !
– Tommaso, alors ? cria Adrienne. Et comme le Docteur, par son silence, laissait entendre qu’il s’agissait bien de son mari :
– Que lui est-il arrivé ? Dites-moi la vérité… Mon Dieu, où est-il ? où est-il ?
Le Docteur Vocalopoulo étendit les mains en avant, comme pour endiguer les questions.
– Ce n’est rien. Vous allez voir… Une petite blessure…
– Blessé ? Et vous… On me l’a tué ? Adrienne saisit le bras du Docteur, les yeux hagards, comme une folle.
– Mais non, Madame, mais non… Calmez-vous… Une simple blessure… légère, espérons-le…
– Un duel ?
– Oui, répondit avec effort, après une hésitation, le Docteur de plus en plus troublé.
– Oh, mon Dieu, mon Dieu, dites-moi la vérité ! suppliait Adrienne. Un duel ? Avec qui ? Sans m’en rien dire ?
– Vous saurez tout. Mais du calme, du calme : pensons à lui… Où est son lit ?
– Par là…, répondit-elle, étourdie, ne comprenant pas tout d’abord. Puis elle reprit avec une angoisse qu’elle ne contenait plus :
– Où est-il blessé ? Vous m’épouvantez. Tommaso n’est-il pas avec vous ? Où est-il ? Pourquoi s’est-il battu ? Avec qui ? Quand ?… Mais parlez donc…
– Doucement, doucement…, interrompit le Docteur Vocalopoulo, à bout de forces. Vous saurez tout… Pour l’instant, la bonne est-elle dans la maison ? Voulez-vous l’appeler ? Un peu de calme, et de la méthode ; vous n’avez qu’à m’écouter.
Et tandis que, comme dans un songe, elle sortait pour appeler la bonne, le Docteur enlevait son chapeau et passait sur son front une main tremblante, comme s’il s’efforçait de se rappeler quelque chose ; puis, se souvenant tout à coup, il déboutonna son veston, prit son portefeuille dans sa poche et secoua plusieurs fois son stylographe, avant d’écrire une ordonnance.
Adrienne revenait avec la bonne.
– Voilà, fit Vocalopoulo, sans s’interrompre d’écrire. Et dès qu’il eut fini :
– Tout de suite, à la pharmacie la plus proche… Prenez des bouteilles… Non, pas la peine, le pharmacien vous en donnera. Et ne lambinez pas, je vous en prie.
– C’est très grave, Docteur ? interrogea Adrienne, d’un air timide et passionné à la fois, comme pour se faire pardonner son insistance.
– Non, je vous le répète. Ayons bon espoir, répondit Vocalopoulo et pour prévenir de nouvelles questions :
– Voudriez-vous me montrer la chambre ?
– Oui, venez, par ici…
Mais à peine dans la chambre, elle demanda encore, toute tremblante :
– Mais voyons, Docteur, n’étiez-vous pas avec Tommaso ? Il y a bien deux médecins dans les duels…
– Il faudrait transporter le lit un peu plus par là…, fit le docteur, comme s’il n’avait pas entendu.
À ce moment, un bel enfant, au visage hardi, ses longs