: Hervé Pijac
: De la Cévenne aux Amériques
: ditions de Massanne
: 9782911705946
: 1
: CHF 8.70
:
: Historische Romane und Erzählungen
: French
: 324
: Wasserzeichen
: PC/MAC/eReader/Tablet
: ePUB
Deuxième volet d'une tétralogie huguenote, « De la Cévenne aux Amériques » est une Chronique épistolaire couvrant les années 1733 à 1753. Au travers de cet échange régulier de lettres, particulièrement vivant et documenté, entre un père, habitant un paisible hameau cévenol et sa fille qui a émigré à Boston, en Nouvelle Angleterre, se dessinent les modes de vie, les comportements, les moteurs affectifs, religieux, socio-économiques, culturels et politiques de la classe bourgeoise protestante et de la diaspora qu'elle a engendrée dans les pays du Refuge, au cours de la première moitié du Siècle des Lumières. En exorde à la compréhension d'une partie des événements qui conduiront d'un côté à l'Indépendance des États-Unis d'Amérique et de l'autre, à la Révolution française.

Lettre n° 3


Boston, en ce début de décembre 1733

Cher Père,

La neige tombe sur Boston et, par la fenêtre, j’aperçois les grands sapins de la forêt proche qui sont entièrement recouverts et semblent figés dans le silence. C’est à la fois beau et triste. La froidure et les premières chutes de neige sont arrivées il y a déjà trois semaines ; depuis lors, nous ne sortons presque plus et une sorte de léthargie hivernale s’est abattue sur la ville.

La Nouvelle Angleterre est un pays magnifique, grandiose et sauvage, couvert de sombres forêts et parsemé de lacs. Les Indiens qui vivaient ici avant la venue des colons appellent cet endroit leMassachusetts, ce qui signifie, dans leur langue, le lieu des grandes montagnes. En fait, autour de Boston et près de la côte, ce sont davantage des collines mais il paraît que plus à l’ouest se trouvent effectivement des montagnes que l’on nommeGreen Mountains, mais nous n’y sommes pas encore allés...

Boston fut fondée il y a plus d’un siècle par John Winthrop. La cité se trouve située au fond d’une large baie, à l’embouchure de la Charles River et c’est pour garder son port important que fut construit en 1716 le premier phare du Nouveau Monde, surLittle Brewster Island : je crois que je me souviendrai toujours de la vision que j’en eus à l’aube du 26e jour de juin 1733 ! Pierre était venu me réveiller, tout excité et m’avait recommandé de m’habiller chaudement car le vent du large qui faisait claquer les voiles de notreschooner3 conservait la fraîcheur de la nuit. Sur le pont, des passagers en grand nombre étaient déjà accoudés à la rambarde et, dans notre dos, une pâle lueur rose s’élevait de l’est. Mais, droit devant la proue, le noir restait absolu, à l’exception d’une petite lumière intermittente qui paraissait comme suspendue dans l’immensité obscure. Me serrant dans ses bras, Pierre me dit :

– Regarde ! Le phare de Boston !

Nous étions émus, émus après tant de journées de voyage, après tant de préparatifs, d’incertitudes et d’enthousiasme, de voir cette faible lueur qui concrétisait notre nouvelle terre et nos espoirs... Je suis restée là, appuyée à une moulure de bois sculpté, fixant intensément ce point qui se rapprochait lentement et semblait s’estomper, comme les étoiles dans le firmament, au fur et à mesure que le jour gagnait. Puis, soudain, le soleil jaillit de l’océan, éclaboussant les blanches voiles de couleurs chaudes et mouvantes ; la brume parut instantanément se dissoudre, nous découvrant d’un seul coup l’Amérique !

On dit que la Nouvelle Angleterre compte au moins cinq cent mille colons qui, tous, ont dû éprouver l’émotion que j’ai ressentie lorsque nous avons enfin – après quarante et un jours de mer – posé le pied sur le quai, dans le brouhaha et l’animation qui marquent l’accostage d’un navire, mais je gage qu’aucun d’eux ne peut prétendre à davantage d’exaltation et de volonté que nous en eûmes à cet instant ! Tout est neuf, ici, tout paraît possible à qui ne manque ni de courage ni d’initiative : un pays immense à conquérir et à défricher, des richesses insoupçonnables à exploiter et des bras énergiques et vigoureux pour le faire !

Le soleil brillait sur la ville qui nous parut considérable avec sa multitude de maisons de bois et ses majestueuses constructions et bâtiments officiels en briques rouges entourant le débarcadère. Et cependant, bien que Boston soit la plus grande cité des colonies, elle n’abrite qu’à peine plus de la moitié de la population que compte Montpellier4. Il y règne une atmosphère particulière grâce à ce mélange étrange de l’esprit conquérant qui anime ses habitants, d’austérité religieuse qui n’est pas sans rappeler nos Cévennes, mais aussi de l’animation cosmopolite d’un grand port.

Comme les gens s’interpellaient bruyamment lors du débarquement, nous avons réalisé que, malgré les mois consacrés à apprendre l’anglais, nous connaîtrions quelque difficulté à comprendre nos interlocuteurs mais également à nous faire entendre tant la façon de prononcer les mots diffère de ce qui nous avait été enseigné ! En vérité, il suffit de peu de semaines pour s’y habituer et nous n’éprouvons désormais plus aucun embarras. De plus, il existe à Boston une petite communauté française, essentiellement composée de huguenots partis se réfugier en Angleterre ou ailleurs après l’Édit de Fontainebleau5 et qui sont venus en Nouvelle Angleterre où ils trouvent à la fois des conditions favorables pour exercer leur activité et une tradition religieuse conforme à leurs convictions.

Nous avons d’ailleurs été accueillis par Charles Faucher, originaire du Dauphiné, qui s’est occupé de tout avant notre arrivée. Il continue, avec une bienveillance allant au-delà de la mission dont il a été chargé par Samuel Bernard, à apporter un soutien efficace à Pierre dans toutes ses démarches. Étant lui-même un négociant important, son concours est évidemment très précieux et, malgré leur différence d’âge, je crois qu’ils s’entendent bien. Tout va donc pour le mieux de ce côté-là ; nous conservons l’espoir de succès pour l’implantation d’un comptoir nous permettant de commercer avec nos familles, grâce à des échanges aux débouchés innombrables et facilités par les contraintes commerciales que l’Angleterre impose à ses colonies d’Amérique, mais aussi grâce à l’intense activité déployée par la France avec ses propres colonies de la Nouvelle France.

Je voudrais maintenant vous décrire notre maison. Il s’agit d’une grande bâtisse en bois et en briques, située à l’écart de la cohue, sur les hauteurs de la ville. Elle est typique des constructions que l’on rencontre ici avec ses toits très pentus afin de ne pas retenir la neige, une large avancée qui fait office de terrasse où il fait bon s’attarder pour prendre le frais à la fin de l’été et un grand jardin, planté de pins, de mélèzes, d’érables, de bouleaux et même de pommiers, qui l’entoure complètement. Elle est confortable avec de belles cheminées dans chaque pièce et ses chambres à l’étage auxquelles on accède par un large escalier en bois aux élégantes volutes. Je l’aime beaucoup et je m’y sens très bien. Pierre envisage la possibilité de l’acquérir bien que son propriétaire ne souhaite pas, pour le moment, s’en séparer.

Sur les conseils de Charles Faucher, nous avons acheté un couple de domestiques noirs qui s’occupent de toutes les tâches de la maison. Je dois dire que l’esclavage me révolte ; je ne parviens pas à me faire à l’idée que l’on puisse acheter ainsi des êtres humains, comme des marchandises ou des animaux, et obtenir sur eux un droit absolu de vie ou de mort... C’est odieux et contre nature, tellement contraire aux principes moraux et religieux qui sont les miens ! Et, cependant, comme tout le monde, comme tous ceux qui en ont les moyens et malgré les règles puritaines qui régissent la société, nous avons, nous aussi, acheté des esclaves ! Pierre me fait remarquer qu’il n’existe, en fait, pas beaucoup de différence entre nos serviteurs noirs de Nouvelle Angleterre et les valets et autres manouvriers que nous employons à Montpellier : tout dépend bien, en vérité, de la façon dont nous les traitons ! Ceci est naturellement exact et je dois dire que Winnie et Tom semblent heureux avec nous et nous donnent entière satisfaction ; néanmoins, dès que je le pourrai, je veillerai à les affranchir !

Tous deux sont nés aux Amériques de parents esclaves amenés dans des conditions dramatiques de leur Afrique natale, il y a une quarantaine d’années. Ils se sont bien adaptés au pays mais, s’ils ont eu la chance de ne pas être trop maltraités ces dernières années, ils se souviennent avec terreur des sévices qu’eux et leurs semblables enduraient dans leur jeunesse. C’est horrible de...